Un jour, Judith Schalansky découvre, prise dans les pages d’un recueil ancien de croquis topographiques, une feuille isolée de petit format. Sur cette feuille, la carte d’une île, sans échelle ni inscription – « un îlot anonyme et muet ».
[…] Ce bout de terre aux contours nets était absolument parfait, et en même temps aussi perdu que la feuille volante sur laquelle il était dessiné. Toute relation au continent avait disparu. Le reste du monde était simplement passé sous silence. Jamais je ne vis d’île plus isolée. […]
Beauté tendue entre le ravissement du regard et la réalité de ces îles : des lieux aux marges – des cartes et de l’humanité.
Infinie délicatesse de la mise en page, du traitement graphique : beauté de ce bleu, d’eau ou de nuages, qui cerne les îles, les clôt sur elles-mêmes ; de ces bleus, plutôt – infimes variations d’une page à l’autre. Et elles, les îles, toutes blanches, noyées de bleu, poussières saupoudrées, concrétions d’écume ou délicats et orfévrés os de sèches – ciselures grises des reliefs, capillaires oranges des routes et chemins.
C’est si simple et si précieux.
Des abstractions enchantées enchantantes.
Oui, mais – Judith Schalansky prend bien garde de confronter les pâles figures aux faits. Dans une langue qui énonce, sobre et précise, concise. Sans chichis ni pathos.
Avec un merveilleux sens du découpage et du montage.
En quelques lignes, en face à face, elle redonne à chacune un corps, des couleurs, des sons, une histoire.
Et c’est magnifique. Épique. Tragique. Tout en démesure.
Il y est presque toujours question d’obsessions, d’expéditions hasardeuses, d’expérimentations, de conquêtes, de quêtes, de rêves et d’utopies.
On y livre des chasses interminables, on y mène des opérations militaires mystérieuses, y règnent des crapules ubuesques.
Il y a du bruit, beaucoup – le brouhaha incessant des oiseaux, le fracas des vagues, la fureur des vents et des volcans, les hurlements des conquérants ; les râles des victimes, la plainte des survivants, des exilés, des déportés, des oubliés ; les soupirs des vaches de mer blessées ; et des chants, de la musique parfois ; et des explosions atomiques aussi.
La nature y est rarement idyllique.
Des nuages en veux-tu en voilà, du brouillard, des mirages, des naufrages.
Des flots noirs et glacés, des côtes déchiquetées. Des monts escarpés et des glaciers abrupts. Ce ne sont que paysages arides à la végétation clairsemée, éboulements de pierres, étendues de neige, de lave ou de cendres. Des os blanchis brillent sur le sable des plages et les forêts sont des pièges inextricables que la lumière ne parvient pas à traverser.
Au fond, ces îles appartiennent aux vents et aux goélands, aux phoques et aux crabes écarlates.
Les dieux les habitent mais les hommes n’aspirent qu’à les quitter. De peur d’y mourir – à coup sûr d’ennui, très souvent de faim. Gagné par le désespoir ou la folie. Pétrifié de nostalgie les yeux perdus dans l’océan. Lentement. Anonymement.
Sans laisser de trace. Au mieux une croix sommaire, laconique témoignage.