Derrière le miroir d’Alice se trouve un vaste bois très sombre – « l’anonymommable forêt » du linguiste René Jorgen –, où les choses n’ont pas de nom…
Inquiète à l’idée de perdre son nom, Alice hésite un instant à pénétrer dans le bois, puis s’aventure : En tout cas, ma foi, dit-elle bravement, c’est bien agréable, après avoir eu si chaud, de pénétrer dans le… dans la… dansquoi ? Surprise d’avoir oublié le nom, elle tente de s’en souvenir : Je veux dire, de se trouver sous le… sous la… sousceci, voyez-vous bien ! dit-elle en mettant la main sur le tronc d’un arbre. Comment diable est-ce que cela s’appelle ? Je crois vraiment que ça n’a pas de nom… Mais, voyons, bien sûr que ça n’en a pas !
Et tandis qu’Alice tente de s’y retrouver : Et maintenant, qui suis-je ?, Alberto Manguel, grand lecteur de ses aventures, pose cette question en forme d’énigme : Alice doit-elle se rappeler ces noms oubliés ou doit-elle les fabriquer, tout neufs ? – et cette autre, quelques pages plus loin : Et qu’entendons-nous par un « nom » ?
Alberto Manguel, Dans la forêt du miroir, Actes Sud, 2000 Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir
Quand un censeur royal s’ennuie, quand les soucis de la censure l’encombrent, et bien, pour se détendre, s’aérer, il change de chapeau, prend la plume à son tour et s’exerce à toutes sortes de facéties et d’insolences jusqu’à ce qu’un sourire, voire un éclat de rire, bouleverse sa maussade physionomie. Diderot, Voltaire et Beaumarchais peuvent bien aller au diable et Fréron avec eux, notre censeur s’amuse. Et tant pis pour Charles-Georges Fenouillot de Falbaire de Quingey, poète dramatique du moment ; son drame L’Honnête Criminel, ou l’Amour Filial sera impitoyablement détourné pour devenir Le Roué Vertueux, ce « poëme mâle & vigoureux » qui nous conte en quatre chants bien enlevés les destinées tragiques d’Henriette, fille d’un vidangeur sans odeur pendu malencontreusement au cours de l’après-midi, et de Saint Leu son amant au cœur vaillant, bien que faible de poumons, qui, voulant protéger les biens de sa promise voués à la confiscation, finit parricide le soir même, par un tragique et fatal effet du sort. La justice étant ce qu’elle est, expéditive et incertaine, Saint Leu est condamné à la roue et exécuté sans surseoir ; et alors que le bourreau œuvre et philosophe, Henriette se transperce le cœur et s’effondre sur son amant tandis que sa mère expire de douleur dans les bras des gardes. Jusque-là, rien de plus qu’une parodie potache parmi d’autres – le plus intéressant reste à venir. Son argumentaire achevé, complété d’un « Avis au public » bien troussé, Charles Georges Coqueley de Chaussepierre, notre censeur, estime que cela suffit bien ; qu’il est bon de ne pas trop en faire et moins bien venu d’impatienter le lecteur. Et puis les illustrations de Jean-Baptiste Le Prince sont arrivées – et nul doute qu’elles contribueront largement au succès de l’ouvrage. Sans oublier qu’il ne serait pas mal de s’éviter à soi-même les désagréments de la censure. Prenons garde de trop écrire et publions en l’état, tranche l’homme de loi. Ce faisant, il nous offre ce texte lacunaire infiniment poétique – un paysage d’encre et de papier, creusé par un réseau de virgules, de parenthèses et de points, deux-points point-virgules points d’exclamation d’interrogation ou de suspension, bosselé de mots, îlots rochers récifs, à charge pour le lecteur de l’animer selon son goût dans le cadre de la mince intrigue qui lui est fournie. Comment ne pas voir dans ce « poème en prose propre à faire, en cas de besoin, un drame à jouer deux fois par semaine », une machine à fabriquer du drame classique ? – et l’on pense aussitôt à Raymond Queneau et ses Cent mille milliards de poèmes qui pouvaient « fournir de la lecture pour près de deux cent millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».
S’il vous prend l’envie de jouer, le livre est consultable sur Gallica