On se donne de la peine pour moi. Je vous remercie, mesdames et messieurs, je voudrais vous le rendre en tendresse et civilité ; mais vous seriez toujours là et c’est cela qui m’est falaise à pic, moulinet à broyer l’ombre, outrance insupportable d’une bonté armée de griffes de corail. Je trouve de plus en plus pénible de compliquer l’existence d’autrui, mais il ne reste aucune île déserte, aucun bosquet mal famé, pas même un petit enclos pour m’y enfermer et, de là, vous regarder sous le jour de l’alliance. Est-ce une faute, ô terre peuplée d’épines, que d’être une licorne ?
Vous voyez ce vieux, ce très vieux pull ? oui, celui-là, là-haut sur la photo… — Quoi ! ça ? Vous tenez vraiment à parler de cette guenille ? — Et bien… (Bouche vaguement pincée de la Sole, léger soupir) [au fait, avez-vous déjà surpris un soupir de Sole ? Non ? C’est le moment, alors, de tendre attentivement l’oreille………… là, voilà… avez-vous perçu ce souffle impondérable qui s’étire longuement, doucement, avant de s’échapper – ° – dans une bulle infinitésimale ?] […] et bien, ……°……° °…° La Sole s’est tue ; elle est un peu fatiguée.
Ce qu’elle aurait voulu dire, c’est : « Regardez comme ce pull hors d’âge est admirable – un patriarche déglingué et magnifique, voilà ce qu’il est – la conclusion héroïque d’une patiente et discrète transformation». Elle aurait aussi aimé décrire le lent processus à l’œuvre – l’encolure qui commence à bâiller avec indolence, en une charmante lassitude ; puis la maille souple et moelleuse qui s’abandonne à une confortable forme d’avachissement ; la fibre ensuite, de plus en plus déliée, de plus en plus clairsemée au point d’offrir ces dentelles impondérables, ces transparences fragiles de conte de fée ; jusqu’à la déchirure finale, béance tragique, grotesque, échevelée, irrémédiable.
Pourtant la Sole se tait. Il lui prend l’envie, là, tout de suite, de jouer avec l’ombre chapeau pointu d’un toit, qui elle-même joue avec un réseau de griffures et de sillons, inscriptions contradictoires à la surface du champ nu au pied de l’atelier, énigmatiques écritures agrestes à déchiffrer. Avec un tortillement charmant de la queue, elle se drape dans la dépouille, ouvre la fenêtre et s’envole.
Les dernières fleurs du jardin en méli-mélo sur la grande table de l’atelier. Et parmi elles, – mais peut-être ne la voyez-vous pas, elle est si pâle –, Ophélia qui chante. Très intéressés, Delacroix, Redon, Millais et quelques autres se sont approchés… tiens, j’aperçois même le très demandé, le très décoré Cabanel… Shakespeare chante :
« There is a willow grows aslant a brook That shows his hoar leaves in the glassy stream There with fantastic garlands did she come Or crowflowers, nettles, daisies, and long purples That liberal shepherds give a grosser name But our cold maids to « dead men’s fingers » call them. There, on the pendent boughs her coronet weeds Clambering to hang, an envious silver broke, Fell in the weeping brook. Her clothes spread wide, And mermaid-like a while they bore her up, Which time she chanted snatches of old lauds, As one incapable of her own distress, Or like a creature native and indued Unto that element. But long it could not be Till that her garments, heavy with their drink, Pull’d the poor wretch from her melodious lay To muddy death. »
Hamlet, Act IV, Scene VII
Au-dessus du ruisseau penche un saule, il reflète dans la vitre des eaux ses feuilles d’argent Et elle les tressait en d’étranges guirlandes Avec l’ortie, avec le bouton d’or, Avec la marguerite et la longue fleur pourpre Que les hardis bergers nomment d’un nom obscène Mais que la chaste vierge appelle doigt des morts. Oh, voulut-elle alors aux branches qui pendaient Grimper pour attacher sa couronne florale ? Un des rameaux, perfide, se rompit Et elle et ses trophées agrestes sont tombés Dans le ruisseau en pleurs. Sa robe s’étendit Et telle une sirène un moment la soutint, Tandis qu’elle chantait des bribes de vieux airs, Comme insensible à sa détresse Ou comme un être fait pour cette vie de l’eau. Mais que pouvait durer ce moment ? Alourdis Par ce qu’ils avaient bu, ses vêtements Prirent au chant mélodieux l’infortunée, Ils l’ont donnée à sa fangeuse mort.