Le Roué Vertueux ou les lacunes du censeur royal
Quand un censeur royal s’ennuie, quand les soucis de la censure l’encombrent, et bien, pour se détendre, s’aérer, il change de chapeau, prend la plume à son tour et s’exerce à toutes sortes de facéties et d’insolences jusqu’à ce qu’un sourire, voire un éclat de rire, bouleverse sa maussade physionomie.
Diderot, Voltaire et Beaumarchais peuvent bien aller au diable et Fréron avec eux, notre censeur s’amuse.
Et tant pis pour Charles-Georges Fenouillot de Falbaire de Quingey, poète dramatique du moment ; son drame L’Honnête Criminel, ou l’Amour Filial sera impitoyablement détourné pour devenir Le Roué Vertueux, ce « poëme mâle & vigoureux » qui nous conte en quatre chants bien enlevés les destinées tragiques d’Henriette, fille d’un vidangeur sans odeur pendu malencontreusement au cours de l’après-midi, et de Saint Leu son amant au cœur vaillant, bien que faible de poumons, qui, voulant protéger les biens de sa promise voués à la confiscation, finit parricide le soir même, par un tragique et fatal effet du sort. La justice étant ce qu’elle est, expéditive et incertaine, Saint Leu est condamné à la roue et exécuté sans surseoir ; et alors que le bourreau œuvre et philosophe, Henriette se transperce le cœur et s’effondre sur son amant tandis que sa mère expire de douleur dans les bras des gardes.
Jusque-là, rien de plus qu’une parodie potache parmi d’autres – le plus intéressant reste à venir.
Son argumentaire achevé, complété d’un « Avis au public » bien troussé, Charles Georges Coqueley de Chaussepierre, notre censeur, estime que cela suffit bien ; qu’il est bon de ne pas trop en faire et moins bien venu d’impatienter le lecteur. Et puis les illustrations de Jean-Baptiste Le Prince sont arrivées – et nul doute qu’elles contribueront largement au succès de l’ouvrage. Sans oublier qu’il ne serait pas mal de s’éviter à soi-même les désagréments de la censure.
Prenons garde de trop écrire et publions en l’état, tranche l’homme de loi.
Ce faisant, il nous offre ce texte lacunaire infiniment poétique – un paysage d’encre et de papier, creusé par un réseau de virgules, de parenthèses et de points, deux-points point-virgules points d’exclamation d’interrogation ou de suspension, bosselé de mots, îlots rochers récifs, à charge pour le lecteur de l’animer selon son goût dans le cadre de la mince intrigue qui lui est fournie.
Comment ne pas voir dans ce « poème en prose propre à faire, en cas de besoin, un drame à jouer deux fois par semaine », une machine à fabriquer du drame classique ? – et l’on pense aussitôt à Raymond Queneau et ses Cent mille milliards de poèmes qui pouvaient « fournir de la lecture pour près de deux cent millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».
S’il vous prend l’envie de jouer, le livre est consultable sur Gallica