De la pluie et du beau temps

On dit parler de la pluie et du beau temps pour dési­gner une conver­sa­tion banale, faite de pluie, de chaud-froid et de soleil, entre des per­sonnes qui n’ont rien à se dire où pas grand-chose. Pour­tant, dire le temps qu’il fait, ce n’est pas rien, je trouve. Ce n’est pas si léger.

18 février – Les tem­pêtes se suc­cèdent et la pluie tombe en abon­dance – un lam­beau d’arc-en-ciel s’accroche à la col­line.

Brouillards – Le nar­ra­teur d’Umberto Eco (La Mys­té­rieuse flamme de la Reine Loana) est entouré de brouillard ; il a tout oublié de son his­toire propre, et a trouvé refuge dans une mémoire de papier – une mémoire faite d’un entre­lacs de cita­tions tra­ver­sées de brouillard qu’en lec­teur acharné il a col­lec­tées tout au long de sa vie – C’était par un soir de sep­tembre, et sept heures n’avaient pas encore sonné, mais la jour­née avait été noire ; un brouillard dense et humide était tombé sur la grande cité. Des nuages cou­leur de la boue s’amollissaient tris­te­ment sur les rues fan­geuses.

Écouté Paul Viri­lio dans un enre­gis­tre­ment ancien ; il par­lait de la modi­fi­ca­tion du climat – une modi­fi­ca­tion telle, disait-il, que la météo devient plus impor­tante que la géo, hein, comme si la météo­po­li­tique allait sub­mer­ger la géo­po­li­tique qui est l’aménagement de l’espace, l’aménagement du sol. C’est un peu comme si le ciel et ses nuages et sa pol­lu­tion fai­saient leur entrée dans l’histoire.

Les gros titres des journaux – photographie d’atelier ; archives Elisabeth Vu
Vieux Cour­riers Inter­na­tio­naux du début des années 2000. Le bruit du monde – et dans ce bruit, tracer au scal­pel des che­mins de tra­verse.
Pho­to­gra­phie d’atelier – archives Eli­sa­beth Vu

Les vieux papiers

Coup d’œil sur le stock des papiers accu­mu­lés dans l’atelier.
Ces papiers modestes m’offrent le droit à l’erreur, et de là, la pos­si­bi­lité de vaga­bon­der, quitte à perdre mon chemin.
Je les col­lecte puis les entasse dans des car­tons d’emballage ou d’anciennes boîtes à chaus­sures, c’est selon.
Papiers à tout faire – papiers épais, rugueux, pliés et repliés, papiers usagés, écor­nés, frois­sés, papiers de rien, cou­leur de terre, de ciel gris ou de pierre cal­caire.
Papiers de soie – plus ou moins fripés, blanc lai­teux trans­lu­cides, outre­mer, noir mat ou ver­millon, aimés pour leur fra­gi­lité et leur pig­men­ta­tion fugace.
Livres sans valeur par­ti­cu­lière autre que celle de la cou­leur de leur papier – une cou­leur matu­rée, fai­san­dée, nico­ti­née – la macé­ra­tion des années.
Et enfin…, la pile des pein­tures déchi­rées, frag­men­tées. Ces éclats colo­rés sont mes bou­tures, des gref­fons en attente de déploie­ment.

Ô Ophélia !

Les der­nières fleurs du jardin en méli-mélo sur la grande table de l’atelier. Et parmi elles, – mais peut-être ne la voyez-vous pas, elle est si pâle –, Ophé­lia qui chante. Très inté­res­sés, Dela­croix, Redon, Mil­lais et quelques autres se sont appro­chés… tiens, j’aperçois même le très demandé, le très décoré Caba­nel…
Sha­kes­peare chante :

« There is a willow grows aslant a brook
That shows his hoar leaves in the glassy stream
There with fan­tas­tic gar­lands did she come
Or crow­flo­wers, net­tles, dai­sies, and long purples
That libe­ral she­pherds give a gros­ser name
But our cold maids to « dead men’s fin­gers » call them.
There, on the pendent boughs her coro­net weeds
Clam­be­ring to hang, an envious silver broke,
Fell in the wee­ping brook. Her clothes spread wide,
And mer­maid-like a while they bore her up,
Which time she chan­ted snatches of old lauds,
As one inca­pable of her own dis­tress,
Or like a crea­ture native and indued
Unto that ele­ment. But long it could not be
Till that her gar­ments, heavy with their drink,
Pull’d the poor wretch from her melo­dious lay
To muddy death. »

Hamlet, Act IV, Scene VII

Au-dessus du ruis­seau penche un saule, il reflète
dans la vitre des eaux ses feuilles d’argent
Et elle les tres­sait en d’étranges guir­landes
Avec l’ortie, avec le bouton d’or,
Avec la mar­gue­rite et la longue fleur pourpre
Que les hardis ber­gers nomment d’un nom obs­cène
Mais que la chaste vierge appelle doigt des morts.
Oh, voulut-elle alors aux branches qui pen­daient
Grim­per pour atta­cher sa cou­ronne flo­rale ?
Un des rameaux, per­fide, se rompit
Et elle et ses tro­phées agrestes sont tombés
Dans le ruis­seau en pleurs. Sa robe s’étendit
Et telle une sirène un moment la sou­tint,
Tandis qu’elle chan­tait des bribes de vieux airs,
Comme insen­sible à sa détresse
Ou comme un être fait pour cette vie de l’eau.
Mais que pou­vait durer ce moment ? Alour­dis
Par ce qu’ils avaient bu, ses vête­ments
Prirent au chant mélo­dieux l’infortunée,
Ils l’ont donnée à sa fan­geuse mort.

Élisabeth Vu, les carnets – Dernières fleurs. La Sole dans le rôle d’Ophélie en vis-à-vis des vers de Shakespeare
La Sole en tra­gé­dienne dans le grand rôle d’Ophélia – à moins que… (détail)

Déplacements

Va-et-vient entre ce qui est peint, des­siné ou brodé, la photo, l’image numé­rique et l’impression.
Pour rejouer, créer de nou­veaux états dont je m’applique à conser­ver la trace… avant de les remettre en jeu.
Tran­si­tions, glis­se­ments, varia­tions, trans­for­ma­tions.
Le temps est au cœur de ce pro­ces­sus. 
Le temps qui passe, aussi bien que le temps qu’il fait.
Com­ment passe le temps qui passe ?
Explo­ra­tions chro­no­lo­giques et influences météo­ro­lo­giques.
Voyages.

De gauche à droite : Affleu­re­ment, dessin sur papier de soie – Affleu­re­ment / Mai 2005, bro­de­rie pour un ex-voto – Affleu­re­ment 27/11/2009 — 19.39 heures, image numé­rique de la série des Sen­ti­men­tales dis­sec­tions

Glissements

Dans un carnet de notes, la photo d’une bro­de­rie qui fut buis­son de corail avant que je ne la tranche pour en gref­fer les restes autour d’un cœur ravaudé : Reprise / Décembre 2004.

Reprise / Décembre 2004
toile de lin ravau­dée et appli­ca­tion de frag­ments sauvés d’une pré­cé­dente bro­de­rie
2004

La stratégie du limaçon

Le sagace lima­çon connaît le secret de l’expansion infi­nie : chaque jour, secré­ter une nou­velle couche, pel­li­cule sen­sible à la conjonc­tion du sou­ve­nir et de l’expérience… le long, le patient tra­vail. Par­fois la pro­gres­sion semble sus­pen­due, en arrêt sur image. Notre lima­çon som­nole, digère. Vous pensez alors pou­voir piéger sa forme, la mettre en bobine pour pou­voir tout à votre aise la décor­ti­quer, la dis­sé­quer ? Mais voilà que déjà la pro­gres­sion reprend, que rien ne sem­ble­rait pou­voir arrê­ter.
Rien ?
Rien… hormis Dago­bert ce bon roi, qui s’en mêle et s’emmêle… c’est le grain de sable – le hic. Ça bloque notre lima­çon qui en est tout retourné, bégaye une couche de tra­vers, à l’envers. Mais Dago­bert s’en fiche, il exhibe glo­rieu­se­ment son envers suturé.
Et c’est ainsi que la lyrique expan­sion fut réduite à quelques restes stra­ti­fiés.