Faire des listes

Il y a dans la composition de listes une sorte d’arbitraire magique, comme si le sens devait surgir de la seule association. (Alberto Manguel)

Trouvé dans Journal d’un lecteur d’Alberto Manguel au moins trente listes évoquées ou détaillées, recueillies ou composées par l’auteur.
1 - Une liste nostalgique de ce que la patrie représente pour le narrateur de L’Invention de Morel faite d’une énumération de lieux, de gens, d’objets, d’instants, d’actions (p. 30)
2 - Une liste de souvenirs qui évoquent Buenos Aires à l’auteur (p. 30, 31)
3 - Une liste des papiers qui s’échappent de ses livres tandis que Manguel les époussète (p. 36)
4 - Une liste des qualificatifs applicables à la cité idéale d’Aristote (p. 47)
5 - Une liste de savants fous suivie d’une liste de savantes folles (p. 51, 52)
6 - Les listes de Kipling —Choisis avec soin, les noms de personnes, d’aliments, d’objets, de pierres précieuses et de vêtements sont énumérés, page après page, avec la délectation d’un poète. (p. 61)
7 - Kipling toujours, les listes détaillées dont il se sert pour décrire la Maison des Merveilles dans Kim (p. 61)
8 - Une liste des objets offerts à l’auteur et qui se trouvent dans la pièce où il écrit (p. 71)
9 - Une liste des objets que Kipling conserve sur son bureau et qu’il a répertoriés dans son autobiographie (p. 72)
10 - Une liste de coïncidences littéraires (p. 104, 105)
11 - Une liste des romans policiers préférés de l’auteur (p. 105, 106)
12 - Une liste des rues de Londres aperçues par Sherlock Holmes depuis la fenêtre de son fiacre et qu’il repasse dans sa tête (p. 110)
13 - Une liste de bibliothèques imaginaires (p. 110)
14 - Une liste de bibliothèques de livres réels mais lus par des auteurs imaginaires (p. 110, 111)
15 - Une liste des livres empilés à côté du lit de l’auteur (p. 139)
16 - Une note sur l’utilité de dresser une liste de choses qui n’ont pas réellement d’importance (p. 146)
17 - Une liste des poètes bons et mauvais écrite par Cervantès dans Voyage au Parnasse, et le recensement de la bibliothèque de Don Quichotte par ceux qui s’apprêtent à la brûler (p. 174)
18 - Une liste des mémoires et journaux intimes contenus dans la bibliothèque de l’auteur (p. 176, 177)
19 - L'évocation d’une liste établie par l’auteur et qui serait celle des endroits où il pourrait vivre heureux (p. 179)
20 - Une liste de quatre expériences climatiques mémorables vécues par l’auteur (p. 180)
21 - Une liste des villes favorites de l’auteur (p. 183, 184)
22 - Quelques listes de livres, composées durant un voyage en avion — sur le thème du temps suspendu — sur les lieux qu’on ne peut pas quitter — sur les lieux qu’on ne peut atteindre (p. 186, 187)
23 - Une liste des moments de bonheur inattendus (p. 197)
24 - Les 164 listes des Notes de chevet de Sei Shônagon —  C’est le parfait livre à lire en ces temps de fragmentation (p. 198)
25 - Une liste de livres que l’auteur aimerait posséder pour des raisons anecdotiques — sa bibliothèque sentimentale (p. 201, 202)
26 - Une liste de héros littéraires composée pour un éditeur (p.205)
27 - Une liste de sujets poétiques selon Sei Shônagon (p. 205)
28 - Une liste des choses qui donnent une impression de malpropreté à Sei Shônagon (p. 205, 206)
29 - Une liste de sujets malpropres selon Albucius Silus en réponse à une question du père de Sénèque telle que l’a rapportée Pascal Quignard (p. 206)
30 - Une liste de suggestions pour une anthologie sur le thème de l’insomnie (p. 229, 230)

Alberto Manguel, Journal d’un lecteur, Actes Sud, Oct. 2004

De la pluie et du beau temps

On dit parler de la pluie et du beau temps pour désigner une conversation banale, faite de pluie, de chaud-froid et de soleil, entre des personnes qui n'ont rien à se dire où pas grand-chose. Pourtant, dire le temps qu'il fait, ce n'est pas rien, je trouve. Ce n'est pas si léger.

18 février – Les tempêtes se succèdent et la pluie tombe en abondance – un lambeau d'arc-en-ciel s'accroche à la colline.

Brouillards – Le narrateur d’Umberto Eco (La Mystérieuse flamme de la Reine Loana) est entouré de brouillard ; il a tout oublié de son histoire propre, et a trouvé refuge dans une mémoire de papier – une mémoire faite d’un entrelacs de citations traversées de brouillard qu’en lecteur acharné il a collectées tout au long de sa vie – C’était par un soir de septembre, et sept heures n’avaient pas encore sonné, mais la journée avait été noire ; un brouillard dense et humide était tombé sur la grande cité. Des nuages couleur de la boue s’amollissaient tristement sur les rues fangeuses.

Écouté Paul Virilio dans un enregistrement ancien ; il parlait de la modification du climat – une modification telle, disait-il, que la météo devient plus importante que la géo, hein, comme si la météopolitique allait submerger la géopolitique qui est l'aménagement de l'espace, l'aménagement du sol. C'est un peu comme si le ciel et ses nuages et sa pollution faisaient leur entrée dans l'histoire.

Les gros titres des journaux – photographie d’atelier ; archives Elisabeth Vu
Vieux Courriers Internationaux du début des années 2000. Le bruit du monde – et dans ce bruit, tracer au scalpel des chemins de traverse.
Photographie d'atelier – archives Elisabeth Vu

Une licorne

On se donne de la peine pour moi. Je vous remercie, mesdames et messieurs, je voudrais vous le rendre en tendresse et civilité ; mais vous seriez toujours là et c’est cela qui m’est falaise à pic, moulinet à broyer l’ombre, outrance insupportable d’une bonté armée de griffes de corail. Je trouve de plus en plus pénible de compliquer l’existence d’autrui, mais il ne reste aucune île déserte, aucun bosquet mal famé, pas même un petit enclos pour m’y enfermer et, de là, vous regarder sous le jour de l’alliance. Est-ce une faute, ô terre peuplée d’épines, que d’être une licorne ?

Julio Cortazar, Discours du pince-gueule 

Cinq licornes – Illustration extraite de l'Histoire générale des drogues, publiée par Pierre Pomet en 1694.

Les vieux papiers

Coup d'œil sur le stock des papiers accumulés dans l'atelier.
Ces papiers modestes m'offrent le droit à l'erreur, et de là, la possibilité de vagabonder, quitte à perdre mon chemin.
Je les collecte puis les entasse dans des cartons d’emballage ou d’anciennes boîtes à chaussures, c’est selon.
Papiers à tout faire – papiers épais, rugueux, pliés et repliés, papiers usagés, écornés, froissés, papiers de rien, couleur de terre, de ciel gris ou de pierre calcaire.
Papiers de soie – plus ou moins fripés, blanc laiteux translucides, outremer, noir mat ou vermillon, aimés pour leur fragilité et leur pigmentation fugace.
Livres sans valeur particulière autre que celle de la couleur de leur papier – une couleur maturée, faisandée, nicotinée – la macération des années.
Et enfin…, la pile des peintures déchirées, fragmentées. Ces éclats colorés sont mes boutures, des greffons en attente de déploiement.

Usure

Usure
Partie usée d'une chose. / Action de ce qui use, détériore progressivement.
Affaiblissement insensible, lente altération des forces vitales, des facultés intellectuelles, des réactions affectives d'une personne.
Voilà qui est dit – l’usure m’use.
L’usure m’use corps et âme.
L’usure m’use jusqu’à la corde ; jusqu’à ma muse qu’elle est à même d’user, l’usure, c’est une possibilité qu’il me faut envisager.
Question : Ma muse usée m’use-t-elle ?
Et l’usure, m’amuse-t-elle, l’usure ? Puis-je la prendre à la légère, en rire ?
Le dictionnaire m’en dissuade : l’usure cette bougresse, attaque tous azimuts – les pneus, le couple, le pouvoir, les dents…
Cette usurière capitalise sur mes faiblesses.
Pire, l’usure est une guérilléra acharnée et sournoise.
Son but assumé serait d’obtenir – de guerre lasse – ma reddition .
L’usure prétend m’avoir à l’usure.
Me voilà prévenue.
Peu importe qu’elle soit accélérée, lente, prématurée, superficielle, ses tourments sont sadiquement variés et ses ravages, inexorables.
J’en doute ?
Le dictionnaire m’invite à passer des définitions aux synonymes. Il est très en verve sur ce chapitre, le dictionnaire.
L’usure, me glisse-t-il, m’affaiblit, me fragilise, m’altère, me corrode, m’érode, me ronge, me dégrade, me flétrit, me sape, m’épuise et m’exténue – et je m’étiole, m’alanguis, m’avachis, me flétris, dépéris ; c’est la dégringolade, la décrépitude, la ruine. Autour de moi, on évoque ma lassitude ; certains, hypocritement respectueux, mettent en avant mon ancienneté ; d’autres, plus crus, parlent de vieillesse, puis de vétusté ; tous s’accordent sur ce fait : je suis devenue désuète, voire anachronique. Mon obsolescence est décrétée dans la foulée, sanctionnée d’un verdict d’abandon à effet immédiat, conclut le dictionnaire avec un brin d’emphase.
Sur quoi je hausse les épaules, le traitant de vieux bougon archaïque et suranné – tu accordes à cette diablesse bien trop d’importance, bien trop de lignes, c’est douteux – serais-tu complice ? – et de plus… de plus, permets-moi de te dire que tu n’es plus du tout à la page ; une petite mise à jour te ferait le plus grand bien, et je te propose de m’y atteler illico, qu’en dis-tu ?, achevé-je avec aplomb.
Piqué au vif, mon docte compagnon se saisit des premiers mots à sa portée ; il me traite d’usurpatrice, et m’assure d’une voix sépulcrale et le doigt dressé que le moment venu ma déchéance sera totale – et ne revendique même pas l’usufruit d’un tiroir oublié au fin fond d'un manoir reculé, me lâche-t-il avant de se refermer d’un bruit sec.

Cellule rongée aux mites, 2017-18
Série des Sentimentales Dissections

Usure - La Dépouille

*Vous voyez ce vieux, ce très vieux pull ? oui, celui-là, là-haut sur la photo*… — *Quoi ! ça ? Vous tenez vraiment à parler de cette guenille ?* — *Et bien*… (Bouche vaguement pincée de la Sole, léger soupir) [au fait, avez-vous déjà surpris un soupir de Sole ? Non ? C’est le moment, alors, de tendre attentivement l’oreille………… là, voilà… avez-vous perçu ce souffle impondérable qui s’étire longuement, doucement, avant de s'échapper – *°* – dans une bulle infinitésimale ?] […]* et bien, ……°……° °…°* La Sole s’est tue ; elle est un peu fatiguée. Ce qu’elle aurait voulu dire, c’est : « Regardez comme ce pull hors d’âge est admirable – un *patriarche* déglingué et magnifique, voilà ce qu’il est – la conclusion héroïque d’une patiente et discrète transformation». Elle aurait aussi aimé décrire le lent processus à l’œuvre – l’encolure qui commence à bâiller avec indolence, en une charmante lassitude ; puis la maille souple et moelleuse qui s’abandonne à une confortable forme d’avachissement ; la fibre ensuite, de plus en plus déliée, de plus en plus clairsemée au point d’offrir ces dentelles impondérables, ces transparences fragiles de conte de fée ; jusqu’à la déchirure finale, béance tragique, grotesque, échevelée, irrémédiable. Pourtant la Sole se tait. Il lui prend l’envie, là, tout de suite, de jouer avec l’ombre chapeau pointu d’un toit, qui elle-même joue avec un réseau de griffures et de sillons, inscriptions contradictoires à la surface du champ nu au pied de l’atelier, énigmatiques écritures agrestes à déchiffrer. Avec un tortillement charmant de la queue, elle se drape dans la dépouille, ouvre la fenêtre et s’envole.
Dans «Vie Véridique de la Sole – Mémoires d'une homopleuronecte» : Mélodramatiquement drapée dans la dépouille archaïque, la Sole a pris son envol

Ô Ophélia !

Les dernières fleurs du jardin en méli-mélo sur la grande table de l'atelier. Et parmi elles, – mais peut-être ne la voyez-vous pas, elle est si pâle –, Ophélia qui chante. Très intéressés, Delacroix, Redon, Millais et quelques autres se sont approchés… tiens, j'aperçois même le très demandé, le très décoré Cabanel…
Shakespeare chante :

"There is a willow grows aslant a brook
That shows his hoar leaves in the glassy stream
There with fantastic garlands did she come
Or crowflowers, nettles, daisies, and long purples
That liberal shepherds give a grosser name
But our cold maids to « dead men’s fingers » call them.
There, on the pendent boughs her coronet weeds
Clambering to hang, an envious silver broke,
Fell in the weeping brook. Her clothes spread wide,
And mermaid-like a while they bore her up,
Which time she chanted snatches of old lauds,
As one incapable of her own distress,
Or like a creature native and indued
Unto that element. But long it could not be
Till that her garments, heavy with their drink,
Pull’d the poor wretch from her melodious lay
To muddy death."

Hamlet, Act IV, Scene VII


Au-dessus du ruisseau penche un saule, il reflète
dans la vitre des eaux ses feuilles d'argent
Et elle les tressait en d'étranges guirlandes
Avec l'ortie, avec le bouton d'or,
Avec la marguerite et la longue fleur pourpre
Que les hardis bergers nomment d'un nom obscène
Mais que la chaste vierge appelle doigt des morts.
Oh, voulut-elle alors aux branches qui pendaient
Grimper pour attacher sa couronne florale ?
Un des rameaux, perfide, se rompit
Et elle et ses trophées agrestes sont tombés
Dans le ruisseau en pleurs. Sa robe s'étendit
Et telle une sirène un moment la soutint,
Tandis qu'elle chantait des bribes de vieux airs,
Comme insensible à sa détresse
Ou comme un être fait pour cette vie de l'eau.
Mais que pouvait durer ce moment ? Alourdis
Par ce qu'ils avaient bu, ses vêtements
Prirent au chant mélodieux l'infortunée,
Ils l'ont donnée à sa fangeuse mort.

Élisabeth Vu, les carnets – Dernières fleurs. La Sole dans le rôle d’Ophélie en vis-à-vis des vers de Shakespeare
La Sole en tragédienne dans le grand rôle d'Ophélia – à moins que… (détail)

Le rire à travers les flammes

L’espoir, c’est une touche d’humour et de la grâce, quoi qu’il advienne. La capacité de rire, de voir le ridicule, de ne pas excessivement se crisper quand les choses deviennent impossibles. Disons : le rire à travers les flammes.

Charles bukowsky

Les mots particules

Derrière le miroir d'Alice se trouve un vaste bois très sombre – "l'anonymommable forêt" du linguiste René Jorgen –, où les choses n'ont pas de nom…

Inquiète à l'idée de perdre son nom, Alice hésite un instant à pénétrer dans le bois, puis s'aventure :
En tout cas, ma foi, dit-elle bravement, c'est bien agréable, après avoir eu si chaud, de pénétrer dans le… dans la… dans quoi ?
Surprise d'avoir oublié le nom, elle tente de s'en souvenir :
Je veux dire, de se trouver sous le… sous la… sous ceci, voyez-vous bien ! dit-elle en mettant la main sur le tronc d'un arbre. Comment diable est-ce que cela s'appelle ? Je crois vraiment que ça n'a pas de nom… Mais, voyons, bien sûr que ça n'en a pas !

Et tandis qu'Alice tente de s'y retrouver : Et maintenant, qui suis-je ?, Alberto Manguel, grand lecteur de ses aventures, pose cette question en forme d'énigme : Alice doit-elle se rappeler ces noms oubliés ou doit-elle les fabriquer, tout neufs ? – et cette autre, quelques pages plus loin : Et qu'entendons-nous par un "nom" ?

Alberto Manguel, Dans la forêt du miroir, Actes Sud, 2000
Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir

Le vrai du faux

[…] *J'ai lu tous ces auteurs, sans trop leur reprocher de mentir, vu que c'est déjà pratique courante même chez ceux qui font profession de philosopher. Mais j'étais étonné qu'ils aient cru pouvoir écrire des choses fausses sans qu'on s'en aperçût. C'est pourquoi moi aussi (par vaine gloire !), j'ai tenu à transmettre quelque chose à la postérité, et je ne veux pas être le seul privé de la liberté d'affabuler. Puisque je n'avais rien de vrai à raconter, n'ayant jamais rien vécu d'intéressant, je me suis adonné au mensonge avec beaucoup plus d'honnêteté que les autres. Car je dirais la vérité au moins sur un point : en disant que je mens. *[…] Lucien, *Histoires vraies* (A § 4) in *Voyages extraordinaires*

Le cœur gros

Le cœur, c’est ce que je crois donner. Chaque fois que ce don m’est renvoyé, c’est alors peu de dire, comme Werther, que le cœur est ce qui reste de moi, une fois ôté tout l’esprit qu’on me prête et dont je ne veux pas : le cœur, c’est ce qui me reste, et ce cœur qui me reste sur le cœur, c’est le cœur gros : gros du reflux qui l’a rempli de lui-même (seuls l’amoureux et l’enfant ont le cœur gros).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux (Le cœur § 3)

Le Roué Vertueux ou les lacunes du censeur royal

Le Roué vertueux de Charles Coqueley de Chaussepierre est une parodie de drame classique publiée en 1770. Ce livre lacunaire inspira Raymond Queneau.
Portrait présumé de Charles Georges Coqueley de Chaussepierre par Joseph-Siffred Duplessis
Portrait présumé de Charles Georges Coqueley de Chaussepierre par Joseph-Siffred Duplessis

Quand un censeur royal s’ennuie, quand les soucis de la censure l’encombrent, et bien, pour se détendre, s’aérer, il change de chapeau, prend la plume à son tour et s’exerce à toutes sortes de facéties et d’insolences jusqu’à ce qu’un sourire, voire un éclat de rire, bouleverse sa maussade physionomie.
Diderot, Voltaire et Beaumarchais peuvent bien aller au diable et Fréron avec eux, notre censeur s’amuse.
Et tant pis pour Charles-Georges Fenouillot de Falbaire de Quingey, poète dramatique du moment ; son drame L’Honnête Criminel, ou l’Amour Filial sera impitoyablement détourné pour devenir Le Roué Vertueux, ce « poëme mâle & vigoureux » qui nous conte en quatre chants bien enlevés les destinées tragiques d’Henriette, fille d’un vidangeur sans odeur pendu malencontreusement au cours de l’après-midi, et de Saint Leu son amant au cœur vaillant, bien que faible de poumons, qui, voulant protéger les biens de sa promise voués à la confiscation, finit parricide le soir même, par un tragique et fatal effet du sort. La justice étant ce qu’elle est, expéditive et incertaine, Saint Leu est condamné à la roue et exécuté sans surseoir ; et alors que le bourreau œuvre et philosophe, Henriette se transperce le cœur et s’effondre sur son amant tandis que sa mère expire de douleur dans les bras des gardes.
Jusque-là, rien de plus qu’une parodie potache parmi d’autres – le plus intéressant reste à venir.
Son argumentaire achevé, complété d’un « Avis au public » bien troussé, Charles Georges Coqueley de Chaussepierre, notre censeur, estime que cela suffit bien ; qu’il est bon de ne pas trop en faire et moins bien venu d’impatienter le lecteur. Et puis les illustrations de Jean-Baptiste Le Prince sont arrivées – et nul doute qu’elles contribueront largement au succès de l’ouvrage. Sans oublier qu’il ne serait pas mal de s’éviter à soi-même les désagréments de la censure.
Prenons garde de trop écrire et publions en l’état, tranche l’homme de loi.
Ce faisant, il nous offre ce texte lacunaire infiniment poétique – un paysage d’encre et de papier, creusé par un réseau de virgules, de parenthèses et de points, deux-points point-virgules points d’exclamation d’interrogation ou de suspension, bosselé de mots, îlots rochers récifs, à charge pour le lecteur de l’animer selon son goût dans le cadre de la mince intrigue qui lui est fournie.
Comment ne pas voir dans ce « poème en prose propre à faire, en cas de besoin, un drame à jouer deux fois par semaine », une machine à fabriquer du drame classique ? – et l’on pense aussitôt à Raymond Queneau et ses Cent mille milliards de poèmes qui pouvaient « fournir de la lecture pour près de deux cent millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».

S’il vous prend l’envie de jouer, le livre est consultable sur Gallica

Le Roué vertueux de Charles Coqueley de Chaussepierre est une parodie de drame classique publiée en 1770. Ce livre lacunaire inspira Raymond Queneau.

Note / Microplancton & Co

Sur une page de carnet, échantillons de microplancton vus au microscope et cette courte liste échappée du bréviaire d'une Mélusine collectionneuse :

Quelques particules, molécules et cellules ;
Des bulles, – beaucoup –
Plusieurs animalcules, une tarentule, des mandibules ;
Et puis tiens, une rotule – à quoi j'ajoute un groupuscule composé d'un noctambule, d'un funambule et d'un homoncule,
Des conciliabules,
Et un réticule pour y serrer le tout.

Note sur l'observation des cellules

Arthur E. Smith réalisant une microphotographie. À ce sujet, voir le livre publié en 1909 par Richard Kerr : Nature through Microscope & Camera.
Arthur E. Smith réalisant une microphotographie à l'aide d'une chambre photographique qu'il avait couplée avec un microscope. Une sélection de ses microphotographies sera publiée en 1909 par Richard Kerr, dans le livre Nature through Microscope & Camera.

Voici une liste amusée et non exhaustive de cellules métaphoriques à scruter… voyons ça de plus près :

Explosion de la cellule sous pression – Scission de la cellule trop pleine – Expansion de la cellule colonisatrice – Fragmentation d'une cellule apeurée – Cellule emmêlée – Cellule encombrée – Cellule obstruée – Cellule remuante et son noyau propulseur – Noyau inquiet – Cellule immuable et son noyau sans âge – Cellule instable et son noyau insaisissable – Cellule orpheline – Cellule marigot et son noyau envasé – Cellule délaissée – Cellule obsolète – Cellule primitive – Cellule archaïque au noyau pétrifié – Cellules corrélatives – Cellules siamoises et leur noyau conflictuel – Cellule-mère – Cellule désertée – Cellule gloutonne et ses tentacules rétractiles – Cellule aliénée et ses cellules intruses…

Le cerveau selon René Descartes

*L'homme* de René Descartes et *La Formation du Foetus* avec les remarques de Lovis de la Forge à quoi l'on a ajouté *Le Monde ou Traité de la Lumière* du même auteur. Cinquième partie : *De la structure du cerveau de cette machine et comment les esprits s'y distribuent pour causer les mouvements et les sentiments.* […]* Secondement, pour ce qui est des pores du cerveau, ils ne doivent pas être imaginés autrement que comme les intervalles qui se trouvent entre les filets de quelque tissu : car en effet tout le cerveau n'est autre chose qu'un tissu composé d'une certaine façon particulière, que je tâcherai ici de vous expliquer. Concevez la superficie AA, qui regarde les concavités EE, comme une résille ou lacis assez épais et pressé, dont toutes les mailles sont autant de petits tuyaux par où les Esprits Animaux peuvent entrer, et qui regardant toujours vers la glande H, d'où sortent ces Esprits, se peuvent facilement tourner ça et là vers divers points de cette glande* […] *et pensez que de chaque côté de cette résille il sort plusieurs filets fort déliés dont les uns sont ordinairement plus longs que les autres ; et après que ces filets sont diversement entrelacés en tout l'espace marqué B, les plus longs descendent vers D, puis de là, composant la moelle des nerfs se vont épandre par tous les membres.*[…] Le chapitre LXIV de cette cinquième partie se propose ensuite d'expliquer *Comment se fait la distribution des Esprits et d'où vient l'éternuement, et l'éblouissement ou vertige.* Il faut savoir que ces Esprits sont de nature remuante, et qu'ils n'ont de cesse de se déplacer. Ainsi […] *à mesure qu'ils entrent dans les concavités du cerveau EE, par les trous de la petite glande marquée H, ils tendent d'abord vers ceux des petits tuyaux a,a, qui leur sont le plus directement opposés ; et si ces tuyaux a,a, ne sont pas assez ouverts pour les recevoir tous, ils reçoivent au moins les plus fortes et les plus vives de leurs parties, pendant que les plus faibles et superflues sont repoussées vers les conduits J,K,L, qui regardent les narines et le palais ; à savoir les plus agitées vers I, par où, quand elles ont encore beaucoup de force et qu'elles n'y trouvent pas le passage assez libre, elles sortent avec tant de violence, qu'elles chatouillent les parties intérieure du nez, ce qui cause l'éternuement ; puis les autre vers K et vers L, par où elles peuvent facilement sortir, parce que les passages y sont fort larges ; ou si elles y manquent, étant contraintes de retourner vers les petits tuyaux a,a, qui sont en la superficie intérieure du cerveau, elles causent aussitôt un éblouissement, ou vertige, qui trouble les fonctions de l'imagination* […] Pour lire l'ouvrage de Descartes dans sa seconde édition, revue et corrigée de 1677, c'est (link: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86015188/f136.doubletext: ici ) sur Gallica.

Déplacements

Va-et-vient entre ce qui est peint, dessiné ou brodé, la photo, l'image numérique et l'impression.
Pour rejouer, créer de nouveaux états dont je m'applique à conserver la trace… avant de les remettre en jeu.
Transitions, glissements, variations, transformations.
Le temps est au cœur de ce processus. 
Le temps qui passe, aussi bien que le temps qu'il fait.
Comment passe le temps qui passe ?
Explorations chronologiques et influences météorologiques.
Voyages.

De gauche à droite : Affleurement, dessin sur papier de soie – Affleurement / Mai 2005, broderie pour un ex-voto – Affleurement 27/11/2009 — 19.39 heures, image numérique de la série des Sentimentales dissections

Glissements

Dans un carnet de notes, la photo d'une broderie qui fut buisson de corail avant que je ne la tranche pour en greffer les restes autour d'un cœur ravaudé : Reprise / Décembre 2004.

Reprise / Décembre 2004
toile de lin ravaudée et application de fragments sauvés d'une précédente broderie
2004

La stratégie du limaçon

Le sagace limaçon connaît le secret de l'expansion infinie : chaque jour, secréter une nouvelle couche, pellicule sensible à la conjonction du souvenir et de l'expérience… le long, le patient travail. Parfois la progression semble suspendue, en arrêt sur image. Notre limaçon somnole, digère. Vous pensez alors pouvoir piéger sa forme, la mettre en bobine pour pouvoir tout à votre aise la décortiquer, la disséquer ? Mais voilà que déjà la progression reprend, que rien ne semblerait pouvoir arrêter.
Rien ?
Rien… hormis Dagobert ce bon roi, qui s'en mêle et s'emmêle… c'est le grain de sable – le hic. Ça bloque notre limaçon qui en est tout retourné, bégaye une couche de travers, à l'envers. Mais Dagobert s'en fiche, il exhibe glorieusement son envers suturé.
Et c'est ainsi que la lyrique expansion fut réduite à quelques restes stratifiés.

Atlas des îles abandonnées

Un jour, Judith Schalansky découvre, prise dans les pages d'un recueil ancien de croquis topographiques, une feuille isolée de petit format. Sur cette feuille, la carte d'une île, sans échelle ni inscription – « un îlot anonyme et muet ». […] *Ce bout de terre aux contours nets était absolument parfait, et en même temps aussi perdu que la feuille volante sur laquelle il était dessiné. Toute relation au continent avait disparu. Le reste du monde était simplement passé sous silence. Jamais je ne vis d'île plus isolée.* […] Beauté tendue entre le ravissement du regard et la réalité de ces îles : des lieux aux marges – des cartes et de l'humanité. Infinie délicatesse de la mise en page, du traitement graphique : beauté de ce bleu, d'eau ou de nuages, qui cerne les îles, les clôt sur elles-mêmes ; de ces bleus, plutôt – infimes variations d'une page à l'autre. Et elles, les îles, toutes blanches, noyées de bleu, poussières saupoudrées, concrétions d'écume ou délicats et orfévrés os de sèches – ciselures grises des reliefs, capillaires oranges des routes et chemins. C'est si simple et si précieux. Des abstractions enchantées enchantantes. Oui, mais – Judith Schalansky prend bien garde de confronter les pâles figures aux faits. Dans une langue qui énonce, sobre et précise, concise. Sans chichis ni pathos. Avec un merveilleux sens du découpage et du montage. En quelques lignes, en face à face, elle redonne à chacune un corps, des couleurs, des sons, une histoire. Et c'est magnifique. Épique. Tragique. Tout en démesure. Il y est presque toujours question d'obsessions, d'expéditions hasardeuses, d'expérimentations, de conquêtes, de quêtes, de rêves et d'utopies. On y livre des chasses interminables, on y mène des opérations militaires mystérieuses, y règnent des crapules ubuesques. Il y a du bruit, beaucoup – le brouhaha incessant des oiseaux, le fracas des vagues, la fureur des vents et des volcans, les hurlements des conquérants ; les râles des victimes, la plainte des survivants, des exilés, des déportés, des oubliés ; les soupirs des vaches de mer blessées ; et des chants, de la musique parfois ; et des explosions atomiques aussi. La nature y est rarement idyllique. Des nuages en veux-tu en voilà, du brouillard, des mirages, des naufrages. Des flots noirs et glacés, des côtes déchiquetées. Des monts escarpés et des glaciers abrupts. Ce ne sont que paysages arides à la végétation clairsemée, éboulements de pierres, étendues de neige, de lave ou de cendres. Des os blanchis brillent sur le sable des plages et les forêts sont des pièges inextricables que la lumière ne parvient pas à traverser. Au fond, ces îles appartiennent aux vents et aux goélands, aux phoques et aux crabes écarlates. Les dieux les habitent mais les hommes n'aspirent qu'à les quitter. De peur d'y mourir – à coup sûr d'ennui, très souvent de faim. Gagné par le désespoir ou la folie. Pétrifié de nostalgie les yeux perdus dans l'océan. Lentement. Anonymement. Sans laisser de trace. Au mieux une croix sommaire, laconique témoignage.
Elisabeth Vu, – Atlas des îles abandonnées, de Judith Schalansky

Les images modestes

Je retrouve les notes à l’origine des *Images modestes* : Le 4 nov. 2008 : […] deuxième volet des Romances. Les sœurs peintes, racontées de celles-ci. Des images, comme ces petites reproductions de peintures sacrées enfermées dans le missel de ma grand-tante et que j’aimais regarder. Certaines étaient imprimées, d’autres peintes – et elle y tenait beaucoup. Il va y avoir le corps physique, la romance cousue brodée emperlée déchirée réparée etc., conservée dans sa boîte à papillons, coffrets sombres soies de couleur ; et l’image peinte — narration, reprise, variations : il s’agit de *rejouer* la romance. […] Souvenir, que je ne parviens pas à situer, d’une petite peinture à la gouache, très humble, un peu maladroite, appliquée, émouvante, punaisée sur un mur… image floue venue je ne sais d’où mais qui me touche et me poursuit. […] Le 19 nov. 2008 : […] La petite image avait été collée sur un carton gris peut-être habillé d’un reste de papier peint. Puis accrochée au mur, à côté du lit, comme une caresse, une présence bienveillante. C’est ce rapport à la peinture, simple, humble et chargé d’affectivité que j’ai envie de raconter. […] Le 12 nov. 2009 : […] À l’origine du projet donc, ces petites images sans grande valeur marchande, mais choisies, encadrées avec soin (non pas un encadrement complexe ou coûteux mais la volonté d’affirmer que cela *comptait, avait de la valeur *justement) et posées en bonne place, sans aucune ostentation, sans vouloir épater qui que ce soit, mais sous le regard, pour soi, pour accompagner la vie.[…] Déplacement des *Romances* vers *l’image* des Romances. Choix de l’image numérique, imprimable, comme image de quatre sous. Une image appropriable, mobile, proche. Sans autre valeur que celle que lui donne le regard qui se pose dessus — pour ce qu’elle lui remémore ou lui raconte de son modèle, hors de portée ou disparu. Il s’agit au fond de comment on s’organise avec ça : *l’absence*, *l’éloignement*. De comment on lutte contre l’oubli, comment on comble les distances. Des fictions que l’on construit à partir de cela.
Absence / Mai 2008
Broderie reprise de perles sur drap de lin usé
16,5 x 17 cm (hors cadre)
2008.